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24 novembre 2007

La situation de l'homme dans l'univers

Dernier maillon de la création divine, l'homme, en tant que couple humain, est créé à l'image et à la ressemblance de Dieu : par cette expression, le rédacteur du récit de la Genèse veut essayer de faire comprendre le mystère même de cette créature originale. L'homme diffère du reste du monde créé par une relation particulière avec Dieu ; c'est le principe et le privilège de toute l'humanité : Dieu fait l'homme pour communiquer avec lui, et non pas pour qu'il soit son esclave qui le déchargerait des fonctions serviles. Parmi les créatures, l'homme est roi, il est le représentant visible du Dieu invisible qui peut exercer son pouvoir sur toutes les autres réalités créées. Ce premier récit de la création ne précise absolument pas quelle était la situation ontologique de ce premier couple humain, pas plus qu'il ne décrit en profondeur leur vie quotidienne. Pour le rédacteur de ce récit, un écrivain proche des milieux sacerdotaux, tout se passe comme si l'homme et la femme, créés à l'image de Dieu, menaient par la suite une existence parfaite, comparable à celle de leur Créateur, c'est-à-dire à propos de laquelle personne ne peut rien dire.

En revanche, un second récit de la création est présenté dans les chapitres 2 et 3 du livre de la Genèse, et bien que, dans la rédaction finale, il soit placé après le récit qui ouvre l'ensemble de la Bible, il lui est ultérieur. Et ce second récit de la création est plus explicite sur la condition humaine, telle que pouvait l'envisager un membre du peuple d'Israël. Ce récit présente l'homme, Adam, et la femme, dans un état d'innocence : ils vivent en parfaite harmonie, en symbiose avec les autres créatures, avec Dieu également. L'homme ne faisait qu'un avec la nature, comme il ne faisait qu'un avec Dieu : il partageait alors le sort commun de tous les êtres qui sont dans le monde, il ne se distinguait en rien de la pierre, de la plante ou de l'animal qui vivent parfaitement leur condition. L'homme "Adam", que les commentateurs ont toujours plus ou moins personnifié, tout en sachant qu'il n'est certainement pas un personnage historique, remplissait alors à la perfection sa condition de "fils de Dieu". Néanmoins, comme le récit biblique est un récit anthropologique, Dieu lui-même a posé des interdictions à celui qui était comme son fils : pour l'éducation de tout fils, un père se doit de poser des défenses, il se doit d'imposer des chemins balisés pour que ce fils devienne véritablement un homme. C'est de cette façon que la Bible comprend l'interdit divin : Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement (Gen. 2, 17).

L'innocence Adam se comprend alors dans le rapport que l'homme peut avoir directement avec Dieu, à l'image de la relation qui unit le petit enfant à son père. La grandeur de l'homme, issu pourtant de la poussière du sol, se trouve dans sa ressemblance avec son créateur, qui est toute innocence, c'est-à-dire ignorance absolue du mal. Homme, dans cet état originel, est parfaitement bon, il est l'image même de Dieu au milieu de toutes les autres créatures du monde. Mais un troisième personnage intervient, lui aussi sous la forme d'une créature : c'est le serpent. Le récit biblique ne dit pas qui il est ni d'où il vient, il se contente de le présenter comme une créature au même titre que les autres. En revanche, ce récit le fait parler, et sa parole débouche sur une action, de même que la parole de Dieu était immédiatement action. Le serpent intervient en parlant à la femme, qui accepte la discussion avec celui qui sera le tentateur ; et le récit biblique laisse entrevoir dans la personnalité féminine comme le symbole de la fragilité humaine laissée à ses propres forces : elle cédera à l'illusion que lui présente le serpent : Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal (Gn. 3, 4), suscitant par là même le désir de la femme qui vit que le fruit était bon à manger (Gn. 3, 6). Uniquement par sa parole tentatrice, le serpent entraîne la chute, le péché de l'homme et de la femme, qui mangent tous deux du fruit de l'arbre de la connaissance. Si Adam et Ève agissent, le serpent ne fait rien, il se contente de parler, en contrefaisant l'interdit divin. L'existence même de ce serpent tentateur dans le récit biblique pose un problème aux spécialistes des cosmogonies primitives, des récits de création connus dans le monde babylonien et égyptien : il est le seul être à avoir échappé à la démythologisation des monstres qui occupaient une place prépondérante dans tous les mythes d'origine antiques. Il est placé à l'extérieur de l'homme, alors qu'il semble bien que dans la tradition ultérieure, il soit compris comme une partie de l'homme que l'homme ne connaît pas, mais qu'il a en quelque sorte projeté hors de lui-même. Il recouvre la figure de la convoitise que la Loi mosaïque réprouve, mais il ne constitue pas une entité personnelle : il n'est qu'un symbole de la présence du mal dans l'univers quand l'homme apparaît. Il ne saurait donc être question dans la pensée biblique, d'un dualisme entre le bien et le mal, car le mal ne vient que par l'homme, qui se présente à la fois comme sa victime et comme le responsable de son entrée dans le monde.

Sitôt la faute commise, sitôt la transgression de l'interdit de Dieu, l'homme et la femme sont pris de remords et se cachent de la vue de Dieu. Ce remords se manifeste d'abord dans la honte, honte de leur nudité, qui peut se traduire par une honte d'être dépendants d'un autre que d'eux-mêmes, honte d'être dépendants de Dieu dont ils se cachent. Cette dissimulation est le fond même de la faute, elle marque, d'une certaine manière, l'écart conscient d'avec Dieu. Et si Dieu intervient alors, c'est simplement pour sanctionner, c'est-à-dire pour reconnaître le choix de l'homme qui s'est préféré à lui : l'homme perd alors son état de communication directe avec Dieu, pour une communication médiate, qui passe par le langage. Il est intéressant de noter, à ce propos, que c'est après la faute de l'homme que ce même homme dialogue pour la première fois avec son Créateur : son premier raisonnement est alors un raisonnement de justification, lequel intervient toujours psychologiquement après un état affectif plus ou moins violent ; cet état éprouve le besoin de se légitimer au regard de soi-même comme au regard de Dieu, tout en prétendant prouver sa propre sincérité. Ce raisonnement que Dieu écoute manifeste que l'homme et la femme ont accédé tous deux à une forme de connaissance discursive, qui les fait sortir de leur état de primitivité innocente et inconsciente. Et, dans le récit même, il semble que la faute ne soit pas irrémédiable. D'ailleurs, la condamnation que Dieu prononce n'est pas sans permettre une certaine espérance. Certes, les sanctions sont pénibles : l'enfantement se fera dans la douleur, la mort sera certaine, et l'homme et la femme seront définitivement expulsés de l'oasis de la vie primitive, l'homme devant travailler avec peine pour gagner sa nourriture. Banni du jardin paradisiaque, errant désormais à travers le monde, l'homme est angoissé de se retrouver en présence de ce Dieu puissant, qui fait descendre sa fureur sur toute créature, mais, en même temps, il est comme fasciné par ce Dieu qui relève l'homme quand il tombe, qui lui promet de l'aider à travers une espérance, qui ne cessera de s'actualiser dans l'histoire même du peuple d'Israël : en effet, il ne faut pas oublier que le récit adamique n'est qu'une reprise imagée des expériences vécues par le peuple, dans son infidélité caractérisée à l'égard de son Dieu, et qui est toujours présentée comme un appel à la conversion. C'est ce dernier point qui donne un caractère particulier au récit biblique par opposition à tous les mythes antiques qui ont essayé de présenter les origines de l'homme : la pensée biblique ne cesse d'insister sur la distance que l'homme crée entre lui et Dieu, tout en reconnaissant la nécessité de rétablir l'alliance qui les unit, alliance qui a été rompue par la seule faute de l'homme.

Les récits de la Genèse n'ont jamais cessé d'inspirer la réflexion philosophique ultérieure. L'homme créé par Dieu, à l'origine du monde, c'est un être charnel qui n'a pas encore pris conscience de lui-même, qui ne connaît pas encore la réflexion sur soi. L'homme est en communion intime avec la nature, avec Dieu, il n'est pas encore séparé de cette nature et de son créateur par la pensée réflexive. A ce stade, l'esprit et la nature se trouvent dans l'unité première, comme l'enfant est en harmonie spontanée mais inconsciente avec tout ce qui l'entoure. L'homme à l'état de nature, tel que le présente le récit biblique, ressemble à un enfant avant l'éveil de la raison. C'est un être qui n'a pas encore opéré cette scission d'avec le monde qui devra lui permettre de rentrer en lui-même. Son innocence originelle ressemble à celle de la plante, de l'animal ou de l'enfant qui vient de naître, mais elle n'a pas encore une valeur morale. L'état de nature, c'est l'état de l'homme complètement immergé dans le monde naturel, l'état de l'homme antérieur à toutes les formes de la civilisation. Cet homme n'est pas mauvais moralement, car il n'a pas encore conscience de ce que peut être le mal... C'est dire qu'il n'est pas encore pleinement homme, il n'a que des virtualités humaines. Ce qui importe, c'est la réalisation des potentialités qui lui permettront de s'affirmer lui-même en face d'un monde qui lui est hostile, et avec lequel il ne veut pas se confondre, précisément parce qu'il a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. La condition de l'homme avant la chute originelle n'est pas une situation authentique : il faut que l'homme accède d l'achèvement de son être, dans le développement de ses virtualités, ce qui va s'effectuer dans un déchirement de lui-même, dans l'expérience tragique de la condition humaine pénétrée par le péché.

Cette expérience tragique va conduire toute l'histoire de l'homme de la Bible. Le juif sait que les malheurs qui lui arrivent ne sont pas indépendants de sa propre conduite, il reconnaît que sa situation est la résultante du châtiment divin, il considère que si le malheur s'abat sur lui, c'est qu'il est coupable d'une faute qu'il a commise, sans en être parfois pleinement conscient. Pour le juif entièrement religieux, la récompense ou le châtiment divins sont les conséquences normales de sa conduite antérieure. Il interprète ainsi, de manière éthique, la sanction qu'il peut connaître, et il entreprend des rites pénitentiels pour se purifier de sa faute. En réalité, le récit adamique est contaminé par l'histoire du peuple d'Israël, avec laquelle il entretient des rapports très étroits. Ce qui est premier, dans l'histoire de ce peuple, c'est l'alliance que Dieu a conclue avec lui : le Dieu d'Israël s'est choisi un peuple, il était donc nécessaire que ce peuple existât, qu'il eût une origine. Et comme Israël se perçoit toujours en instance et en situation de rupture d'alliance avec son Dieu, il reporte au moment de la création sa prise de distance par rapport à Dieu. C'est homme lui-même qui a rendu présent d son histoire l'existence du mal. Cet homme expérimente le mal comme antérieur à sa propre existence, mais, en même temps, il l'expérimente comme arrivant par sa propre déchéance, par sa propre chute. C'est là le paradoxe même de l'interprétation biblique de la faute originelle : l'origine du mal ne se réduit pas à l'homme, le serpent symbolisant cette part qui n'est pas réductible à la seule responsabilité individuelle. Le mal de l'homme est toujours en second, l'homme est le méchant en second : le péché et la condition mauvaise de l'homme ne constituent pas sa nature première. L'homme devient mauvais, de bon qu'il était, puisque créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. Le mal radical est moins originaire que la bonté radicale de l'homme.

La malédiction divine ne supprime jamais sa bénédiction, si bien que la nature première de l'homme reste la bonté, bonté qui est l'image même de celle de Dieu. Et c'est grâce à cette conception d'un Dieu bon et qui sait pardonner les égarements humains que le peuple juif acquiert la certitude que ses actes pénitentiels sont efficaces. Malgré la faute de l'homme, il sait que Dieu l'attend pour pardonner. C'est dans cette notion de pardon que le récit de la chute peut prendre une signification : il engage l'homme jusqu'au plus profond de lui-même, découvrant sa pleine responsabilité aussi bien devant Dieu que devant les autres hommes.

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